Elle allumait une à une toutes les lampes du salon.
Pas par oubli. Ni par manie.
Mais comme un rituel pour tenir la nuit à distance.
Brouiller l’obscur, effacer l’informe.
Inscrire une résistance discrète, intime, lumineuse.
L’eclairage était doux, étiré, presque liquide.
Une succession de halos suspendus, comme des bulles de savon figées dans l’air.
Des îlots de clarté pour que le réel ne déborde pas.
Encore enfant, elle ouvrait grand les yeux devant l’étendue bleue.
L’azur lui servait de couverture.
Un plein d’océan dans les pupilles.
Comme une prémonition.
Aujourd’hui, le ciel lui manquait.
Violemment.
Presque douloureusement.
Le peu de poussière-de-soleil que laissaient entrevoir ces journées trop courtes de décembre
la rendait nerveuse.
Irritable.
Presque tremblante.
Faut-il s’en étonner,
quand on est née dans un pays incandescent,
et qu’on a respiré de l’iode par vagues entières ?
Cela faisait vingt ans qu’elle tentait, en vain, de retrouver les odeurs.
L’iode.
Le citron tiède.
Le linge qui sèche au vent.
Le henné, le café, la fleur d’oranger au creux des poignets.
Les souvenirs ne suffisent jamais — ils ne restituent rien du grain.
Le téléphone vibra doucement.
Elle décrocha.
— Allô, maman… ça va ?
Tu sais quoi ? J’ai mis ton parfum ce matin.
Je t’ai sentie toute la journée.
C’était drôle. Ça m’a tenue.
Le rire.
Limpide.
Comme une partition de Vivaldi qui dégouline au creux de l’oreille.
Elle ferma les yeux.
Respira lentement.
Comme si la voix pouvait remonter en elle et panser ce qui vacillait.
Elle raccrocha.
Puis resta là, suspendue.
20h14.
Seule au milieu des taches de lumière.
Un monde flottant.
Un entre-deux.
Elle appuya sur la touche radio.
France Inter.
Un morceau s’échappa des haut-parleurs,
un chant venu de là-bas.
Du sud.
De l’en-bas du monde.
Musique « Gnawa », annonça l’animatrice, un peu hésitante.
Elle buta sur le titre.
Articulait mal.
Disait avec peine :
— Lawah, lawah…
Le “h” s’effaçait.
Muet comme un regret.
Comme les mots qu’on ne dit plus.
Comme les départs qu’on n’a pas su finir.
Dans cette pièce baignée d’ombres douces et de rémanences chaudes,
la nuit recommençait à ronger les coins.
Mais elle résistait.
Elle inventait des refuges.
Elle créait des houppes de clarté,
des abris de mémoire.
Le présent, comme un théâtre de brume,
se mélangeait au passé,
sans couture apparente.
Tout glissait.
Tout se répondait.
Le parfum de sa mère.
Le chant du sud.
Le bleu de l’enfance.
La lumière tamisée d’un salon devenu vaisseau.
Elle ne disait rien.
Mais tout en elle parlait.