Il est des livres qui, par leur silence, font plus de bruit que mille cris. Il est des mots, cousus à la main, qui trahissent des corps bien réels. Et il est des écrivains, enfin, qui se prennent pour Dieu, en croyant pouvoir tout inventer, même la douleur des autres. Kamel Daoud, prix Goncourt 2024, est de ceux-là.
I. Un roman né sous de mauvais astres
Juin 2024. Pendant que les bombes réduisent Gaza en poussière et que le monde, figé, redessine ses lignes de fracture, Houris atterrit chez Gallimard. Un roman « troublé dans un monde trouble », vendra-t-on. Et dans le tumulte, un récit : celui d’une femme égorgée par les islamistes, qui survit et renaît mère.
En guise de préface, une phrase piégée : « Ce livre est susceptible d’enfreindre l’article 46 de l’ordonnance 06-01 de 2006 relative à la réconciliation nationale »(1). Autrement dit : ce livre serait illégal en Algérie. Un avertissement lourd, qui confère à l’auteur une aura de dissidence.
Sauf que cet article de loi n’a jamais été appliqué. Ni à Daoud, ni à d’autres écrivains Algériens. Et surtout, il fut promulgué dans un contexte très précis : le post-terrorisme, la paix fragile, les plaies encore béantes. Gallimard le sait. L’auteur aussi. Alors pourquoi l’imprimer en préface ? Pourquoi dégainer une loi caduque, sinon pour dramatiser, enjoliver, victimiser l’écrivain… tout en effaçant les véritables victimes ?
II. Aube n’est pas un mirage. Elle s’appelle Saâda.
Aube, personnage central de Houris, n’est pas le fruit d’une imagination littéraire. Elle est vivante. Elle a un nom : Saâda Arbane. Oranaise. Égorgée dans son enfance. Vivante malgré tout. Elle parle avec une canule. Elle se reconstruit, sans messianisme. Et surtout, elle n’a jamais donné son accord pour figurer dans un roman.
La confidence a été livrée à sa psychiatre. Cette même psychiatre partage la vie de Kamel Daoud. Le fil est ténu. Mais impossible à rompre. Houris n’est pas une fiction. C’est une effraction.
III. « Ce n’est pas elle, ce sont toutes »
Face aux accusations, Daoud nie. Il généralise, noie le poisson. Il parle d’une soixantaine de femmes. Égorgées. Canulées. Archivées. Il affirme avoir enquêté, en juin 2024, pendant un court séjour en Algérie. Un mois où, comme par magie, les chiffres lui auraient sauté au visage.
Mais sur le terrain, rien ne confirme ses propos. Le docteur Aggoune, spécialiste de la décennie noire, est formel : aucune patiente vivante avec une canule. Aucun recensement. Aucune trace d’une autre Aube. Et surtout, aucun précédent dans la littérature algérienne à ce sujet. Daoud est seul avec ses chiffres. Il les invente peut-être. Ou il les maquille.
IV. L’ombre d’un autre plagiat
Le pillage ne s’arrête pas à la vie de Saâda. Il touche aussi la mémoire collective. Nazim Mekbel, fondateur du site Ajouad Algérie Mémoires, affirme que plusieurs passages de Houris sont repris de son site sans autorisation, sans citation, sans la moindre reconnaissance.
Ironie noire : Ajouad est une initiative des enfants des victimes du terrorisme islamiste. Ces enfants, Daoud les fait parler à sa place. Il les dépossède de leurs récits. Puis les dissout dans sa fiction. Même mécanique, même violence que celle infligée à Saâda.
V. Une fiction en contradiction avec elle-même
Houris joue sur une symbolique forte : celle de la rédemption par la maternité. Aube survit. Elle enfante. L’Algérie renaît. Sauf que dans la réalité, Saâda ne porte pas le voile. Elle est citadine. Moderne. Et sa mère adoptive est une ancienne ministre.
Ce détail bouscule tout. Il inverse les rôles. En Algérie, l’État ne massacrait pas. Il fut lui-même victime. Les islamistes, eux, n’ont pas épargné les gouvernants. Le roman de Daoud brouille ces repères. Il recompose l’histoire selon un prisme flou, émotionnel, instable.
Et ce n’est pas nouveau. Dans son roman ÔPharaon, publié avant Houris, Daoud décrivait la décennie noire à travers une toute autre grille de lecture. Il se montrait plus ambigu, flirtait avec une forme d’empathie pour les islamistes, dénonçant un pouvoir corrompu et assassin. Gallimard n’en dit mot. Mieux : l’éditeur a effacé ce livre de la biographie officielle de l’auteur.
Faut-il comprendre que Daoud change de thèse selon les époques ? Ou selon les publics ? Et Gallimard, pourquoi entériner ce grand écart idéologique sans sourciller ?

VI. Gallimard : l’éthique en solde
Qu’une maison comme Gallimard ose publier Houris avec un tel flou sur ses sources, son éthique et sa logique éditoriale interroge. La préface qui brandit une loi algérienne tombée en désuétude. L’occultation de ÔPharaon. Le silence autour du plagiat. Tout cela compose un tableau inquiétant.
La maison Gallimard agit-elle comme un organe de validation coloniale, où la souffrance des autres devient un argument de vente ? Où l’exotisme remplace la rigueur ? Où le fantasme d’une Algérie islamisée en 2024 est plus vendeur qu’un portrait nuancé, donc moins sensationnel ?
VII. Un poison pour la littérature francophone ?
Le scandale dépasse Daoud. Il menace une génération entière d’écrivains francophones. Car en récompensant un roman bancal, bâti sur des témoignages volés, le Goncourt 2024 envoie un message toxique : ce n’est pas la vérité qui compte, mais l’effet de style.
Ce roman, qui se voulait cri de mémoire, est devenu un leurre. Et l’on pourrait bien s’en souvenir comme du jour où la fiction a trahi l’Histoire, où le roman a trahi le réel, où l’écrivain a trahi les vivants.
Last not least
À qui appartient une histoire ?
Et à quel moment devient-elle un vol ?
Et si l’avenir de la littérature francophone se jouait dans cette réponse ?
NDLR:
(1) L’article 46 de l’ordonnance n° 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale prévoit une peine d’emprisonnement de 3 à 5 ans et une amende à l’encontre de quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.

Emmanuel Macron-Kamel Daoud, les coulisses d’une conversation.
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