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Archives du 9 juillet 2025

Les mots que l’on ne dit plus.


Elle allumait une à une toutes les lampes du salon.
Pas par oubli. Ni par manie.
Mais comme un rituel pour tenir la nuit à distance.
Brouiller l’obscur, effacer l’informe.
Inscrire une résistance discrète, intime, lumineuse.
L’eclairage était doux, étiré, presque liquide.
Une succession de halos suspendus, comme des bulles de savon figées dans l’air.
Des îlots de clarté pour que le réel ne déborde pas.

Encore enfant, elle ouvrait grand les yeux devant l’étendue bleue.
L’azur lui servait de couverture.
Un plein d’océan dans les pupilles.
Comme une prémonition.

Aujourd’hui, le ciel lui manquait.
Violemment.
Presque douloureusement.
Le peu de poussière-de-soleil que laissaient entrevoir ces journées trop courtes de décembre
la rendait nerveuse.
Irritable.
Presque tremblante.

Faut-il s’en étonner,
quand on est née dans un pays incandescent,
et qu’on a respiré de l’iode par vagues entières ?

Cela faisait vingt ans qu’elle tentait, en vain, de retrouver les odeurs.
L’iode.
Le citron tiède.
Le linge qui sèche au vent.
Le henné, le café, la fleur d’oranger au creux des poignets.
Les souvenirs ne suffisent jamais — ils ne restituent rien du grain.

Le téléphone vibra doucement.
Elle décrocha.

Allô, maman… ça va ?
Tu sais quoi ? J’ai mis ton parfum ce matin.
Je t’ai sentie toute la journée.
C’était drôle. Ça m’a tenue.

Le rire.
Limpide.
Comme une partition de Vivaldi qui dégouline au creux de l’oreille.
Elle ferma les yeux.
Respira lentement.
Comme si la voix pouvait remonter en elle et panser ce qui vacillait.

Elle raccrocha.
Puis resta là, suspendue.
20h14.
Seule au milieu des taches de lumière.

Un monde flottant.
Un entre-deux.

Elle appuya sur la touche radio.
France Inter.

Un morceau s’échappa des haut-parleurs,
un chant venu de là-bas.
Du sud.
De l’en-bas du monde.
Musique « Gnawa », annonça l’animatrice, un peu hésitante.

Elle buta sur le titre.
Articulait mal.
Disait avec peine :
Lawah, lawah…

Le “h” s’effaçait.
Muet comme un regret.
Comme les mots qu’on ne dit plus.
Comme les départs qu’on n’a pas su finir.


Dans cette pièce baignée d’ombres douces et de rémanences chaudes,
la nuit recommençait à ronger les coins.
Mais elle résistait.
Elle inventait des refuges.
Elle créait des houppes de clarté,
des abris de mémoire.

Le présent, comme un théâtre de brume,
se mélangeait au passé,
sans couture apparente.
Tout glissait.
Tout se répondait.

Le parfum de sa mère.
Le chant du sud.
Le bleu de l’enfance.
La lumière tamisée d’un salon devenu vaisseau.

Elle ne disait rien.
Mais tout en elle parlait.


 
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Publié par le 9 juillet 2025 dans A pile et face

 

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« Femmes d’Alger dans leur appartement » d’Assia Djebar.


Inspirée par les tableaux de Delacroix et Picasso, la pièce d’Assia Djebar raconte la vie de femmes à travers des éclats de dialogues, entre parole, vision et écoute.

 » Femme de défis et des premières fois, Assia Djebar, écrivaine algérienne de langue française, s’est d’abord choisi un nom, en alliant Assia, qui signifie celle qui console, et Djebar qui veut dire l’intransigeant. Première femme maghrébine normalienne, autrice traduite dans 23 langues, elle a été élue à l’Académie Française. Après son premier roman, La Soif en 1957, elle publie ensuite, toujours chez Julliard, Les Impatients, Les Enfants du nouveau monde et Les Alouettes naïves. Elle a aussi été cinéaste, allant à la recherche des paroles et des regards des femmes qui avaient été oubliées, écartées de l’histoire. Elle a marqué ceux qui l’ont côtoyée par la force de son engagement. Elle a notamment réalisé La Nouba des femmes du Mont Chenoua primé à Venise.
En 1978, Assia Djebar revient à la littérature qu’elle avait un temps laissée de côté, et publie un recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement. Elle y installe un espace littéraire singulier, dialogue entre peinture et écriture, en référence aux tableaux éponymes de Delacroix et Picasso, dont elle s’inspire pour dessiner un parcours narratif sensible qui entrelace des conversations fragmentées, des images, des scènes de vie. Dans ces nouvelles, les voix féminines se répondent pour composer une autobiographie collective, une autofiction chorale. Assia Djebar orchestre des éclats de dialogues, des discussions reconstituées ou totalement fictives, et nous fait témoins privilégiés de la rencontre singulière entre une femme qui parle et une autre qui regarde, entre une femme qui écoute et une autre qui raconte, pour enfin faire advenir entre deux rives, entre la France et l’Algérie, un échange nourri de la grande histoire collective qui se tisse au creux du pli de l’intime.

« Je ne vois que dans les bribes de murmures anciens comment chercher à restituer la conversation entre femmes, celle-là même que Delacroix gelait sur le tableau. Je n’espère que dans la porte ouverte en plein soleil, celle que Picasso ensuite a imposée, une libération concrète et quotidienne des femmes.  » C’est avec ces mots qu’elle conclut sa postface au recueil de nouvelles.
Ce sont des bribes de ces conversations que nous allons partager avec vous.  » Sophie-Aude Picon

Adaptation Sophie-Aude Picon d’après la nouvelle publiée aux éditions Albin Michel
Avec Rachida Brakni et Louise Chevillotte
Musique originale et interprétation : Smadj
Réalisation Sophie-Aude Picon
Assistanat à la réalisation : Thomas Ignatiew 
Equipe technique : Pierric Charles, Valentin Azan-Zielinski, Romain Lenoir
Cliquez sur le lien.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-fictions-avignon/femmes-d-alger-dans-leur-appartement-d-assia-djebar-7801193

 
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Publié par le 9 juillet 2025 dans Litterrature

 

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« La France a préféré une fiction à l’histoire »

5 juillet 2025. L’Algérie célèbre son indépendance. Feux d’artifice, chants patriotiques, drapeaux hissés sur les balcons. Mais dans les rédactions Françaises, on répète un tout autre opéra : « Boualem Sansal sera gracié. »

Une information jamais parue dans un quotidien Algérien, jamais confirmée par aucune autorité. Mais peu importe : la machine s’emballe, les tribunes s’enchaînent, les réseaux sociaux s’enflamment. Et en tête de gondole de cette mise en scène : le cri unique, simpliste, mensonger:
“Boualem Sansal croupit dans les geôles Algériennes.”

La fabrique de la fake news est lancée.

FAKE NEWS

La France, qui déteste qu’on déforme ses vérités historiques, adore pourtant travestir celles des autres. L’Algérie ne fait pas exception. Dans cette mise en récit Franco-Française, Sansal devient un symbole : écrivain libre, penseur éclairé, victime d’un système obscur. C’est beau, c’est propre, c’est à pleurer.
Mais c’est faux.

La vérité ? Boualem Sansal n’est pas en prison pour ses livres. Ceux-ci se vendent encore dans les librairies d’Alger, d’Oran, de Béjaïa. Aucun de ses romans n’est interdit. Ce n’est pas son imaginaire qu’on lui reproche mais une prise de position politique lourde de conséquences.

Sur « Frontières » – un média Français d’extrême droite connu pour son discours identitaire et islamophobe – Boualem Sansal a publiquement affirmé que certaines villes Algériennes étaient en réalité Marocaines. Non content d’y apparaître comme simple invité, il en est l’un des dirigeants. Il n’a donc pas commis une erreur passagère, mais une trahison idéologique assumée.

Mettre en doute l’intégrité territoriale de son pays, c’est s’attaquer à la base même de la souveraineté nationale. Dans n’importe quel État, cela constitue une infraction grave. En Algérie comme ailleurs.

Mais en France, cette réalité est trop complexe, trop Algérienne, trop politique. On préfère épurer le récit, élaguer le contexte, blanchir les zones d’ombre. Et faire parler les habituels « experts » de l’Algérie postérieure : écrivains exilés, chroniqueurs recyclés, journalistes amnésiques.

Kamel Daoud, appelé à la rescousse par Léa Salamé sur France Inter, souffle sur les braises. Il parle d’un pays figé, d’écrivains pourchassés, de liberté étouffée. Il ne dit pas un mot sur les propos de Sansal. Il préfère, comme souvent, la parabole au factuel, l’allégorie au démenti. La fable est plus utile que la vérité.

Mais cette fois, le silence est complice. Car le passif de Sansal n’est pas qu’Algérien. Il est aussi Européen.
C’est celui d’un homme qui fréquente les salons où l’on fantasme une Afrique du Nord décolonisée à coups de cartes redessinées.

Le 5 juillet, la presse française a donc choisi son feuilleton. Au lieu d’honorer les 63 ans d’indépendance d’un peuple, elle a préféré médiatiser une fake news à ciel ouvert, une fiction déracinée. Un récit sans sources mais pas sans intérêt politique.

Et l’Algérie, dans tout ça ? Silencieuse. Ou plutôt muselée par les narrateurs d’ailleurs. Parce qu’en 2025 encore, le monde n’a pas confiance dans un pays qui parle en son propre nom.


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Publié par le 9 juillet 2025 dans Politique et Société

 

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