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Archives du 10 juillet 2025

Cercles concentriques.

Une vérité avait fendu l’air.
Lancée sans préméditation.
Comme une pierre dans un lac calme.
Elle n’avait pas encore touché le fond.
Mais les cercles, eux,
commençaient déjà à se former.


Le récit des matins de fin d’été se construit sur des palpitations en forme de houppette :
rondes, lisses, harmonieuses, intimes, nouvelles.

La brise courait le long de l’enfilade des fenêtres ouvertes sur la lumière des premières heures.
Douce. Infiniment douce.

Une poupée oubliée au coin du jardin.
L’oiseau qui se pose dans un bruissement d’ailes sur le bord de la chaise en toile bleu Klein.

La peau, exquisément dorée,
encore tiède au sortir du lit,
sous un pyjama coupé dans un onctueux cachemire blanc.

Elle passait plusieurs fois la main dans ses cheveux très courts,
coupés jusqu’au-dessus des oreilles,
puis tentait de lisser son regard en tapotant doucement sur ses paupières.

C’était un geste appris d’une vieille science japonaise : le taikyoku ken,
la « boxe avec l’ombre ».
Elle appuyait légèrement sur ses rétines,
comme on joue un tempo très lent, libre, tranquille.


À l’étage, l’accord était parfait.
L’odeur du premier café,
la radio qui grésille,
le téléphone qui sonne et que l’on laisse sonner un moment avant de décrocher.

– Allô, disait la voix, encore ensommeillée, à l’autre bout du monde.
– Bonjour. Je te rajoute un peu de lait ? Miel ou sucre ?


Les harmonies étaient forcément légères.
On jouait les retrouvailles à distance
sur une musique minimaliste,
pour mieux parler de l’émotion qui nous tient debout.

– Tu m’entends, ma chérie ?

La voix basse, caressante,
un rien poivrée,
égrenait — au-delà des bornes kilométriques —
un ordonnancement du merveilleux face au monde.

– Tu rentres quand ?
– Franchement… je ne sais pas.
C’est encore plus compliqué que nous le pensions.

Le timbre se voile légèrement.
Un nuage passe.
Les intonations deviennent obliques,
de peur de réveiller les obsessions des corps
qui ont coutume de se mélanger.

– Je dois y aller. Je te rappelle dans la journée. Je t’embrasse.

clic
Le téléphone raccroché.
Les accords s’embrouillent.
La valse ne reprend pas à l’identique.


Une faille.
Subtile. Mais bien là.
Une sorte d’espace à peine visible,
entre ce qu’on dit et ce qu’on ressent.
Entre ce qui a été offert
et ce qui ne sera jamais restitué.

 
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Publié par le 10 juillet 2025 dans A pile et face

 

La ville comme mémoire.

La ville n’était pas un lieu.
C’était une suite de temps superposés.
Une pellicule grattée à la lame de rasoir.
On y entendait encore les rires d’enfants, les grenades éclatées, les voix radiophoniques étouffées par l’orage.
Elle n’avait pas changé, non.
Elle s’était juste renfrognée.
À force d’avaler les silences.

Assia y vivait encore, dans un pli de lumière, dans un angle de mur, dans le souvenir des phrases pas dites.


– Tu ne me dis plus rien depuis un moment.
– Tout va bien, je t’assure. Ils ont même annoncé les lauréats cette semaine.
– Ce n’est pas faute d’avoir ignoré le sujet pourtant. Faudrait se réapproprier cette foutue grammaire. Tu parlais de lauréates, au moins une ?

Silence.
Grammaire caduque, syntaxe genrée, féminité effacée.

– Globalement trois lauréates. Enfin, si on le prend par le bout grammatical. L’arabe, le tamazight, le français. Dans cet ordre. Trois langues à la queuleuleu.
C’est dire la complexité du labeur.

– Et ?

– Ils ont opté pour le masculin véritable.
Le même que sur les étiquettes.
Véritable café, véritable cuir, véritable crime.


Dans la pièce, une seule fenêtre.


Pas d’ameublement, sinon la lumière qui découpait les jours comme au scalpel.
Assia, faiseuse d’ombres, me tournait le dos.
Sa voix avait gardé ces terminaisons longues, veloutées.
Elle s’ennuyait dans l’au-delà.
Trop peu de récits.
Rien à raconter.


– De quoi parle-t-on en bas ?
– D’histoires locales, de montages inachevés.
De l’éternel il/elle, de propriétés vagues.
On tente de redéfinir les évidences pour mieux creuser le malentendu.
Le temps n’est pas aux poètes, encore moins à l’audace de l’alphabet.

– Mais encore ?

– Ils font dans le parti-pris éditorial.
Faire taire les unes pour amplifier les autres.
Du bavardage vulgaire, bruyant.
Tu es partie trop tôt, Assia.
Toi seule savais remettre en jeu les vies en mousseline.


Sa respiration devenait métrique.
Un tambour dans ma tête.
Je perdais pied.
Les silhouettes devenaient trop grandes, les murs trop serrés.

– C’est l’histoire d’une poussée d’adrénaline à contre-courant.
Une fausse monnaie intellectualiste.
Une juxtaposition de lettres faite pour étouffer la cité.
Les mains des unes se détachent des autres.
L’Occident/Orient décroche le prix de la sinistrose aiguë.
C’est un décrochage organique.
Le plus grand bluff du siècle.
Une architecture du non-commun.
Le récit, c’est ça : effacer l’insignifiant féminin.

Tu m’entends, Assia ?


Pas de réponse.
Juste les mots, qui tombaient,
comme du verre sur le ciment froid.


– Les murs s’épaississent à vue d’œil depuis ton départ.
Les femmes d’Alger n’arrivent même plus à pousser la porte de leur propre appartement.
Le macabre est devenu régulation.
La douleur, un produit brut.
Et la peine au féminin s’étire de Sanaa à Cologne.

– Et Kamel ? Qu’est-ce qu’il dit, Kamel ?

Kamel ne dit plus rien, Assia.
Il ne dira plus rien.


Le souvenir se replie sur lui-même.


La ville, elle, continue de marcher.
Sans rien effacer.
Tout s’inscrit.
Même ce qu’on tente d’oublier.

 
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Publié par le 10 juillet 2025 dans A pile et face

 

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