RSS

Archives du 13 juillet 2025

L’agenda – géographie friable,

Sur la table basse, l’agenda trône, noir, épais, écorné, usé par des mains trop agitées.
Il l’ouvre au hasard, laisse les pages parler à sa place.
Des villes y sont encerclées, soulignées, parfois griffonnées en majuscules rageuses.
Afghanistan.
Jérusalem.
Moscou.
Téhéran.
Yémen.
Jalal Abad.

Des noms comme des coups de feu,
comme des battements d’un cœur qui ne sait plus où se poser.

Elle, penchée par-dessus son épaule, murmure, presque en retenant son souffle :

— C’est un volcan, ton carnet.
Un magma politico-militairo-financier.
Un inventaire du chaos organisé.

Il referme doucement l’agenda, comme on claque la porte d’un lieu trop chargé.
Il ne veut pas en parler. Il ne sait pas dire. Ou plutôt : il ne peut pas.

— Tu as promis de me faire confiance.
— Je te fais confiance. Mais je note.

Elle insiste sans hausser le ton.
Elle questionne sans violence.
Ce soir, elle veut comprendre.
Pas seulement l’homme, mais l’ensemble du système qu’il transporte avec lui.
Elle sait lire les silences, mais parfois, elle exige les sous-titres.

— Ce « my people » dont tu parles… C’est qui ?
Tu les paies comment, tes silences ?
Et ce vinyle collector… Tu l’as échangé contre quoi ?

Il la regarde, longtemps, sans ciller.
Ses yeux disent « trop », « pas maintenant », « pas ici ».

— Fadela méritait une entrée digne.
C’est tout ce que je dirai.

Elle sourit malgré elle.

— Tu m’échappes, tu sais.
— J’espère bien.

Pause. Silence.

— Tu as parlé de notre ami ?
— Je crains que ce ne soit un incident, comment dire… diplomatique. Inextricable.

Il baisse les yeux. Elle continue :

— Ce sont des allégations. Beaucoup d’allégations.
On les a recueillies auprès du chauffeur personnel de son épouse.

Il lève un sourcil.

— Le chauffeur de l’ambassade, tu veux dire. Ce n’est pas rien.

— Non, ce n’est pas rien.
Mais c’est peut-être tout.
Fréquenter un diplomate français quand on est l’épouse de l’ambassadeur d’Algérie à Washington.
Ce n’est pas une erreur.
C’est une déclaration de guerre.

Il reste silencieux.
Puis, calmement :

— C’est un guet-apens. Préparé dans l’ombre.
Il dérangeait trop. Le tout-New York était à ses pieds.
Rabat fulminait, tu te souviens ?

Elle hoche la tête.
Elle se souvient.
Du tumulte feutré des couloirs, des regards qui filent, des articles non publiés.

Et pendant qu’ils parlent de lui, de l’ami tombé, quelque chose les traverse.
Une peur ?
Une nostalgie ?
Un pressentiment ?

Quelque chose d’expressionniste se jouait là,
dans cette pièce baignée d’une lumière d’aquarium.
Une tentative de surnager la petitesse humaine.
Une façon de redonner au chaos une forme, un tempo, une image.

— Cela reste jouable, dit-il.
À condition de s’armer.
D’une infinie patience.

Elle lui tend sa tasse.
Il la remplit.
Elle le regarde faire, avec une douceur presque désarmée.

— Ton thé a refroidi, dit-il.
Je vais te le réchauffer.

Et sans qu’il le sache, elle pense à sa guerre à elle.
Silencieuse. Romantique.
Pour ce diplomate à la voix trouble et au passé trop dense.

Elle sait qu’elle est peu de ce monde.
Mais elle veut y rester encore un peu.


 
2 Commentaires

Publié par le 13 juillet 2025 dans A pile et face

 

Étiquettes : , , ,