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Archives du 23 juillet 2025

Chromatique Intérieure,


Traversée urbaine,

Dénombrer tous les soirs les premières lumières du quartier était une seconde nature. Comme un cordon ombilical qui la reliait encore à son enfance. Plusieurs années plus tard, elle continuait à guetter au-delà des fenêtres allumées, qu’il s’agisse de celles bordant les rues de Soho à New York ou de Georgetown à Washington D.C. C’était le même geste, le même appel muet : chercher des signes de vie, deviner les secrets derrière les rideaux entrouverts. Ce n’était pas de la curiosité malsaine. Plutôt une forme d’ancrage.

Elle marchait beaucoup, parfois sans but. Elle se laissait porter par les villes, les traversait comme on traverse un rêve fiévreux, dans l’épaisseur du temps. Elle regardait les passants, écoutait les voix, absorbait les sons. Chaque ville avait son grain, sa densité, son humeur.

Elle n’avait jamais aimé les trajets rectilignes. Les détours lui parlaient davantage. Ils offraient de la place au mystère, au trouble. Elle préférait les ruelles incertaines, les escaliers de secours, les angles morts. Le désordre comme promesse. Le vacillement comme méthode.

Égrener une ville, pour beaucoup, se résume à une énumération pressée : trottoirs fissurés, asphalte aveugle, panneaux publicitaires criards, rames de métro sombres, klaxons sans répit, bouches d’égout fumantes, rues coupées net par des impasses sans grâce. À les entendre, la ville est un piège, un labyrinthe d’épuisement, une accumulation de stimuli voués à étouffer le désir. Mille et une raisons de perdre le nord, ou de se barricader dans l’indifférence.

Mais ce n’est pas ce qu’elle voit. Ce n’est pas ce qu’elle ressent.

Elle évoque plutôt une ville vivante. Une scène mouvante, miraculée, où le naturel se drape de fabuleux. Une ville comme un poème caché dans un cahier d’école, griffonné entre deux listes de courses. Elle existe, cette ville-là — mais elle exige attention. Elle impose qu’on ralentisse. Qu’on s’attarde, qu’on s’infiltre, qu’on creuse dans l’épaisseur du quotidien jusqu’à y dénicher les filons d’émerveillement. Une brise dans une ruelle étroite peut suffire. Un reflet dans une flaque. Un pas mal assuré qui devient pas de danse. Alors, sans même s’en rendre compte, on entre dans un territoire de fécondité, de beauté immédiate, jamais annoncée, jamais attendue.

Les restaurants, eux, sont des chapelles du quotidien. Elle y entre souvent sans faim, portée par une autre soif — celle du son. Le cliquetis des couverts, le tintement discret des verres, les conversations mi-chuchotées dans le creux des épaules, le frisson d’un rire qui naît sous une nappe brodée. Et puis ce rayon de soleil, minuscule, obstiné, qui se pose sur le coin de la table comme un invité tardif. Ce n’est pas le menu qui l’attire. C’est la promesse d’un moment. L’orchestre fragile d’un midi suspendu.

Dans ces instants, les voix des clients, voilées par les notes jazzy échappées de la cuisine, lui procurent une joie rare. Comme un souffle juste, un accord parfait entre elle et le monde. Par réflexe — ou par manie — elle tourne l’enregistreur en catimini et vole ces fragments de vie, ces pulsations vraies, pour les garder au chaud. Manger devient un prétexte. Ce qui compte, c’est prolonger l’expérience sensorielle, la dilater, l’archiver. Les sons, les souffles, les silences, tout lui importe.

Et lorsqu’elle rentre, il lui arrive de réécouter ces moments, dans la pénombre de son salon, les yeux fermés. Un enregistrement d’un déjeuner à Paris, un éclat de voix capté à Séville , le tintement d’une petite cuillère à Abu Dhabi. Le monde tout entier, ramené dans un simple fichier audio. Et ce soir-là, alors que les dernières notes s’échappaient des enceintes, elle a vu le carton. Il était là, près du mur, encore entrouvert. Le paquet venu d’Algérie.
À bout de bleu

Chapitre IV — À bout de bleu

Texte écrit à la suite de la réception d’une œuvre bleue, arrivée d’Algérie, en plein hiver. Le bleu y est matière et mémoire. Le texte est adressé à l’artiste mais parle aussi d’elle, de moi, de ce qui nous relie sans se dire. Ce texte est une réponse, mais surtout une traversée.

La scène s’ouvre sur une pièce bien grande, ourlée d’une baie vitrée occupant tout le mur du fond et donnant sur un jardin à la pelouse parfaitement entretenue.
Dans un coin : un plateau en zellige vert foncé, une tasse avec un fond de café froid, une théière chinoise, deux grandes tasses imbriquées, un pot de yaourt nature vide.
Un peu plus à droite, un carton entrouvert. Elle venait de le déballer.

À l’intérieur, un tableau, soigneusement enveloppé dans du papier de soie. Une toile bleue.
Elle l’a placée sur une étagère, face à la lumière, presque à hauteur de regard. Le bleu s’y répandait comme un souffle.
Elle a reculé d’un pas. Puis deux. Quelque chose flottait dans la pièce. Elle n’a pas su dire quoi.

Elle s’est assise.
A ouvert son laptop.
A commencé à écrire à l’expéditeur.

Je t’offrirai toutes les gazelles bleues.
Yves Klein disait : « Mes peintures ne sont que les cendres de mon art. »

Mais l’écran devient une peau. Une distance.
Il échoue à restituer la texture, la matière, l’excès de cette explosion de bleu qui jaillit dans sa tête comme un éclat d’Algérie.
Ça l’étourdit. Ça l’enivre. Elle ne voit plus : elle sent.

Alors, à bout de bleu, elle écrit.

Comment traverser ce champ pictural sans se perdre ?
Comment résoudre la problématique artistique, cette tension entre la chair et le spirituel ?

Le bleu est partout.
En vagues épaisses.
En taches compactes.
En masses rocailleuses, profondes.
En miroirs.
En touches discrètes, presque murmurées.

Il déconstruit le temps.
Il recompose l’espace.
Il revisite les rituels.
Il dit l’Histoire.
Il suggère une autre naissance.
Une Terre désormais bleue.

Alors commence le pèlerinage.
Non pas vers l’au-delà, mais vers l’eau-delà.
Le geste pictural devient incantation.
Le bleu devient prière.

Et dans cet espace immatériel, une question suspendue :
Qui a créé quoi ?
La montagne, nez au ciel ?
Le regard touareg ?
Ou la lumière elle-même ?

L’artiste éclaire la matière, puis s’efface.
Il laisse le rêve s’installer.

Mes montagnes sont bleues.
Mon désert est mer.

Et toujours, cette voix dans le lointain qui murmure :

« On dira ce qu’on voudra,
c’est peut-être une vraie gazelle,
c’est peut-être une vraie gazelle qui n’est pas vraie…
Mais elle a dit :
Tu peux me prendre si tu veux.
Et il a dit :
Je veux bien. Yaminata sera heureuse.
Elle aura une gazelle, un enfant, un foulard… »


P.S.
Cette toile n’est pas la mer.
Ni le désert.
Ni le ciel.
Cette toile est mon âme voguant sur les cimes de mes années algériennes, de bout en bout, et venant à bout des tendresses maladroites et longuement tues.

Merci l’Artiste.

Index,
Tableaux: « Le Hoggar » de l’Artiste peintre Hocine Ziani
Extraits du livre: de Malek Haddad. Je t’offrirai une gazelle.|

 
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Publié par le 23 juillet 2025 dans A pile et face

 

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