
Il disait :
« De tous les chemins de notre jeunesse, celui qui ne s’oublie pas est le petit chemin de la plage, celui qui, de nuit, nous menait à notre rendez-vous amoureux de l’été. »
Moi, je me suis tue.
Le chemin était là.
L’amour, lui, ne s’est jamais présenté.
Je me souviens du sable froid sous mes pieds, des étoiles timides et de ce vide au bout du sentier.
Seulement, la mémoire n’est pas la vraie vie.
C’est une transcription floue, un reflet tremblant.
Elle n’explique pas. Elle égare.
Les souvenirs ne tiennent pas la distance.
Ils flottent. Ils dérivent.
Et parfois, ils s’effacent tout simplement.
Aujourd’hui, les lacunes sont plus nettes, plus obstinées.
Peut-être parce qu’elle a passé tout l’après-midi à regarder ses émissions préférées en replay.
Philosophie, djihadisme, un débat sur la maison Gallimard,
et puis ce film d’un jeune réalisateur britannique dont le nom lui échappe,
et lui échappera encore, pendant plusieurs heures.
Elle sent déjà cette gêne familière au creux du front, cette oppression diffuse, comme un fil qui lâche.
Agacée, elle se lève.
Ouvre la porte du frigo avec l’élan précis de l’habitude.
Espère y trouver de l’eau fraîche.
Et…
Le frigo est vide.
Impeccablement, rageusement vide.
C’était donc ça.
Elle avait, magistralement, oublié de faire les courses de la semaine.
Un soupir. Une exaspération douce.
Elle allait s’en vouloir, vraiment,
puis elle entend :
— Ça va, maman ? Tu sembles soucieuse ?
La voix est douce.
Elle répare.
Elle se retourne, un peu confuse, un sourire au bord des lèvres.
Elle glisse doucement à l’oreille de sa fille :
— C’est la journée des courses… Tu m’y accompagnes, dis ?
Et tout s’allège un peu.
Pas de drame. Juste une faille douce dans le tissu du quotidien.
Un oubli, une main tendue, un frigo vide, un amour toujours en attente.
Mais ce soir, au moins, elles marcheront côte à côte.
Vers le marché.
Vers la suite.
Sa voix pensait à sa place.
C’était mieux avant — le goût pour la poésie, pour le panache, réinventait les lieux avec les notes en toile de fond.
C’était mieux avant, quand elle n’avait pas besoin de dire : je me souviens.
Auparavant.
Un mot assez curieux.
Qu’on pourrait confondre avec un sac à main féminin — un sac où se mêleraient les choses précieuses et les futilités.
Et pour une seconde, elle fut tentée d’aller voir dans tous les recoins ce qui s’y passe.
De vider les fonds de poche.
D’y trouver un ticket de bus ancien, une mèche de cheveux oubliée, une date inscrite sans sens.
Peut-être, qui sait, une invitation.
Une brèche dans le présent.
Glisser dans une certaine communauté
où l’incertitude débouche toujours sur quelque chose.
Un geste.
Un visage.
Un contretemps fécond.
Et justement, le contretemps s’installe.
La file de voitures serpente, lente, étirée sur au moins deux kilomètres.
Les écrans géants annoncent un ralentissement de 30 minutes, des numéros d’urgence à appeler,
la menace d’une amende de 250 dollars si la ceinture est lâche —
mais rien, jamais rien, sur les existences désordonnées qu’on tente de maintenir debout.
En citadins bien dressés, on patiente.
On serre les dents.
On scrolle sans conviction.
On répond à des mails qu’on ne lira plus.
Les sirènes crissent.
Un désastre ailleurs, une tension ici.
Et puis, dans le rétroviseur, un mouvement.
Les voitures basculent, reculent, cherchent la sortie.
Une faille.
Je la saisis.
Je la suis.
Et là — surprise.
Des jardins.
Impeccables. Presque irréels.
Des pelouses épaisses comme des promesses.
Des haies disciplinées.
Un air de campagne dans les plis discrets de Washington DC Ouest.
La ville s’efface un instant devant le jardin.
J’abandonne la route. Je stationne. J’avance à pied.
Le cœur allégé.
Cette déviation devient, contre toute attente,
l’incartade la plus brillante du mois.
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