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Sa version.

11 Juil

Une femme se tient devant sa fenêtre.
Il y a toujours une vitre dans ces cas-là.
Elle appuie le front contre la surface froide,
active la touche rewind.


Sur le seuil du monde, les chemises en lin blanc impeccablement repassées,
soulignaient avec insistance les peaux étonnamment dorées.
Les sourires n’étaient pas forcément sincères,
les bouches de toutes ces mondaines, minutieusement tracées au rouge écarlate Dior,
se contractaient en « Ohhhh » savamment dosés,
divins, suspendus juste au-dessus des plats.

Exquis.

Il faut dire que l’ambassade Britannique sait y faire.
Quand sa majesté recevait pour l’iftar,
c’était toutes les dunes de l’Arabie qui scintillaient
jusqu’à très tard dans la nuit.


Il la regardait, intrigué, beaucoup amusé, infiniment séduit.
Leur hôte, un brillant diplomate, les avait placés côte à côte.

Autour de la somptueuse table,
s’entrechoquaient des nationalités confondues,
plénipotentiaires des sphères d’intérêts encore plus confondantes.
Disons-le.

– Madame la conférencière vient de New York,
annonça-t-on.
Ils avaient même échangé il y a quelques mois sur l’urgence
de protéger le temple antique de Baalshamin à Palmyre.

Ne pouvant assister à son exposé, faute de caler la séance entre deux vols,
il s’était promis de la revoir.
Le plus vite possible.


Au moment de servir le deuxième plat,
la voix fluette se détachait des murs
et des ombres langoureuses que dessinaient les flammes des bougies,
embaumant le bois de santal.

Elle tournoyait au-dessus de leur tête
avant de se mêler au tintement des verres en cristal.

Cela faisait de jolis tchin-tchin.
Cela donnait des histoires invraisemblables.

– Ma grand-mère avait coutume de donner des soirées légendaires
dans sa villa du grand Alger,
commença-t-elle.

On disait que la demeure aurait appartenu à Saint-Saëns.
On disait aussi que, par une fiévreuse nuit d’août,
quelque part sur les rives de la pointe Pescade,
un homme de 38 ans, d’une lucidité intacte,
ouvrit grand la fenêtre de sa chambre
et lâcha sur la ville, par poignées entières,
des centaines de partitions musicales.

Elle s’interrompit, le temps de lisser un pli sur la nappe,
avec le souci d’accomplir quelque chose d’éminemment important,
avant de poursuivre, en baissant la voix d’un cran,
sur le ton de la confidence :

– Ma grand-mère, elle, n’avait d’oreille que pour la séraphique Fadela et ses noubas.

– Est-elle toujours à Alger ?
– Fadela ? Bien sûr que non.
Elle décédera en 70, le jour de ma naissance.
Ma grand-mère y a vu un signe
et m’a fait jurer de laisser chanter Fadela partout où j’irai.


Bien entendu qu’il pensait à la grand-mère, lui.

Avant le dessert, il tremblait déjà à l’idée
de ne pouvoir revoir ce petit bout de femme
qui ne faisait pas de grands « Oh »
mais qui semblait fragilisée par la perte de Fadela.

– J’aimerais vous revoir dans la maison de votre grand-mère.
– Je n’y habite plus.

Suivit un mouvement précipité de toutes les lumières,
traversant à l’oblique l’enfilade des vitres
donnant sur le jardin de la résidence.


Généralement, la douleur était trop sourde.
Ramassée, la boule juste au niveau de l’estomac
s’amplifiait en boursouflures qui ralentissaient dangereusement sa respiration.

Le savoir, loin encore, plusieurs fois dans le mois, dans l’année,
durant quelques 25 ans,
elle ne s’y résignera jamais.
Certainement pas durant la nuit.

Le jour, elle fera comme si,
peinant à défroisser les chronologies boudeuses.

La perdition, les creux, le vide, les blancs, l’incompréhension,
les enfonçures se résorberont, pour un moment,
sous la couverture en cuir de chèvre du mémorandum souvent trop chargé.

La modernité entière serait-elle un agenda qui prétend ?


– J’ai menti,
ce n’est pas seulement que je voudrais rester à tes côtés,
mais je le veux tellement.

C’était sa manière à lui d’annoncer les départs.


On sent ici l’homme pris dans ses contradictions,
à la fois ancré dans un monde où tout s’achète et se négocie,
et à la fois prisonnier de ses fragilités et de ses désirs.

 
3 Commentaires

Publié par le 11 juillet 2025 dans A pile et face

 

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3 réponses à “Sa version.

  1. Avatar de bizak

    hamitoucheah

    12 juillet 2025 at 03:50

    Un récit nimbé de mystère ou de mythe mais, oh! si achalandé de finesse dans les mots si bien dosés et réglés, qu’ils me paraissent difficiles à saisir. Ai-je besoin de tout saisir, quand la beauté des mots laissent son lecteur enchanté et ébloui. Boris Vian disait dans un des ses romans, « l’arrache-coeur » ou « l’Automne à Pékin » : Et si par hasard vous découvrez quelque interprétation originale, tant mieux,  » cela fera quelque chose de plus ». Votre style Latifa est fabuleux, le texte clair ou obscur, on en est séduit. Merci

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    • Avatar de bizak

      hamitoucheah

      12 juillet 2025 at 03:52

      Précision : Bizak ou Hamitouche ah, est la même personne .

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    • Avatar de Jasmins de nuit

      Jasmins de nuit

      13 juillet 2025 at 22:43

      Comme tu le dis très justement, il n’est pas toujours nécessaire de tout saisir. Parfois, c’est dans ce flou, ce trouble, que la beauté opère. Les mots peuvent éclairer autant qu’ils peuvent envelopper, et c’est cet équilibre-là qui m’intéresse.

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